Le syndrome de la classe moyenne

Extrait d'un éditorial de Patrick Viveret sur Voter Y :

L'un des effets les plus pervers des logiques de guerre économiques produites par ce que Joseph Stiglitz nomme « le fondamentalisme marchand » c'est qu'il génère des logiques de guerres sociales, de guerres du sens et s'accompagne de grandes régressions émotionelles. La polarisation de richesses est induite par la dérégulation d'une économie financière aujourd'hui détenue par 5% de la population mondiale. Celle-ci creuse les inégalités, notamment au sein des classes moyennes qui éclatent, entre ceux qui disposent d'un capital et ceux qui touchés par les nouvelles formes de précarisation et de paupérisation se voient (ou voient leurs enfants) menacés par ce qu'ils vivent comme une déchéance ou un déclassement.

Une logique rationnelle voudrait que cette régression soit source de critique contre les classes possédantes et le système social à l'origine de ces inégalités. Mais la logique émotionnelle est hélas souvent inverse. Pour maintenir la « distinction » (cf P Bourdieu) c'est contre plus petit ou plus faible que soi que l'on retourne son agressivité ou son sentiment de révolte. L'idée que « l'on en fait trop pour les exclus et les immigrés » devient alors le poison d'un populisme instrumenté par des courants politiques autoritaires qui exploitent les logiques de peur et présentent à l'opinion des boucs émissaires.

"Eclatement des classes moyennes", je suis assez d'accord avec ça. En fait je suis convaincu que la "classe moyenne" telle qu'elle est nommée dans les journaux est largement un fantasme. Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'existe pas. Un fantasme existe dans la tête de celui qui l'éprouve. Et c'est justement pour ne pas renoncer à ce fantasme qu'une partie des "classes moyennes inférieures" se retourne contre les smicards et les chômeurs. Ou, à l'inverse, les prend en pitié, ce qui est aussi une forme de mise à distance, avec toutes ses variantes : de la condescendance à la position du missionnaire au sentiment d'être investi d'une mission envers eux (gare aux pauvres s'ils ne suivent pas les recommandations...).

A propos des classes moyennes, quelques phrases tirées d'un billet de Bernard Salanié sur la réforme fiscale :

Les classes moyennes, selon Matignon, seraient "les Francais percevant des revenus mensuels de 2000 à 3000 euros". Je suppose que c'est difficile à concevoir dans les dorures des ministères, mais le revenu disponible net par unité de consommation du ménage francais médian est d'à peu près 1300 euros par mois.

Pour les personnes seules, 2000 à 3000 euros vous placent (en gros) entre les 5% et les 15% les plus aisés ; même pour un couple avec un jeune enfant (1,8 unités de consommation), la médiane se situe autour de 2400 euros par mois. Autant dire que la définition de Matignon exclut une bonne partie de la population que (je crois) vous et moi rangeriez parmi la classe moyenne.

Remarquons au passage que Patrick Viveret tombe dans le même panneau que les ministères dorés puisqu'il place les ouvriers dans la classe moyenne. Malheureusement il n'est pas le seul : la confusion est soigneusement entretenue la plupart du temps. Et c'est sans doute la clé du problème. Vous sans doute, moi et beaucoup d'autres ne faisons pas réellement partie de la classe moyenne, mais nous le croyons et voulons continuer à y croire.

Il nous faut donc nous différencier des smicards et des chômeurs que nous (ou nos enfants) avons dix fois plus de chances de rejoindre que de réussir une ascension sociale. Non les gars, passer une semaine par an au ski ne dresse pas une barrière infranchissable entre vous et les banlieues :-) . Ce refus de voir la réalité en face et la frustration qui en découle ont-elles quelque chose à voir avec la surconsommation de psychotropes ?

Plus sérieusement, il me semble clair que nous ne pouvons espérer aucune évolution favorable, sur le plan social et politique tant que les "classes moyennes inférieures" ne seront pas revenues à la réalité. Le chemin le plus rapide pour y parvenir est de mettre la question des salaires au premier plan.

Publié le 26 janvier 2006